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La revue Tissu
Muck

Références
La domination masculine
VIENS Y DANSER A LA FONTAINE SI TU L’OSES!!!
Texte paru dans la revue Tissu n.4 Des filles et des croûtes

«Pendant des années, j’ai été à des milliers de kilomètres du féminisme, non par manque de solidarité ou de conscience, mais parce que, pendant longtemps, être de mon sexe ne m’a effectivement pas empêchée de grand-chose. Puisque j’avais envie d’une vie d’homme, j’ai eu une vie d’homme. C’est que la révolution féministe a bien eu lieu.»
«Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset 2006»


Le jour de mes 18 ans (c’était le 25 avril 1997), je l’ai voulu au Macumba-la-plus-grandediscothèque-du monde, à Saint Julien en Genevois. Inutile de dire que ça a été un échec cuisant.
Mon meilleur ami qui est noir a passé 45 minutes à se faire fouiller à la douane puis encore 20 à l’entrée de la boîte, j’éviterai de mentionner la qualité de la musique, j’ai passé la soirée à me faire peloter par des Savoyards amateurs de gel à cheveux et on a fini la soirée dans le faussé sans avoir même vraiment trop bu. Heureusement, c’était un faussé pas trop loin de la maison.

Je n’avais jamais été une grande amatrice de discothèques avant cette soirée mémorable et autant dire que cette aventure ne me présageait aucune carrière de noctambule professionnelle. Et pourtant. Je ne me suis intéressée à la musique électronique que tout à la fin de la décennie 90’, plus de dix après ce que les vieux loups appellent le Summer of love. Traduisez par: «l’arrivée simultanée de la techno et de l’ecstasy». Youhouhou. Moi, l’année du Summer of love, j’avais 8 ans. Pas possible, donc, de jouer les vieilles aguerries nostalgiques, de m’étaler sur les raves des débuts. Quand j’ai testé l’ecstasy, elle contenait déjà un bon tiers de plâtre et un autre de lessive dans le meilleur des cas. Rien d’inoubliable.
Totalement inoubliable le set de Jeff Mills au festival Atlantis à Lausanne. L’énergie, la force, la grâce de cette musique qui, comme son créateur, n’a jamais la forme qu’on attend. Puis la découverte du magasin Pinguins Records au cours de mon année d’études à Montpellier. Et l’arcade magique du label Mental Groove à Genève.

Un accueil amical, distance respectueuse, chaleur mêlée d’anonymat, perdu entre des rangées de labels inconnus, j’étais la seule à me savoir néophyte. Idéal pour une fille timide à ses heures. J’ai passé une année à Montpellier à me ronger d’ennui. Avec le recul, je me rend compte que je me suis initiée à la pratique qui occupe aujourd’hui l’essentiel de mon temps par ennui! Je ne me souviens pas d’avoir douté du fait que je serais capable d’être dj. Je veux dire, en tant que fille. Je ne crois sincèrement pas avoir eu moins ou plus de chance que les autres non plus. Il y a eu des occasions que j’ai su saisir ou non. C’est anodin et essentiel en même temps que cette énergie n’ait jamais été égratignée parce que je suis une fille. Le milieu (les autres djs, les programmateurs, les patrons de boîte) m’a toujours d’emblée considérée comme capable d’être dj. Ça mérite d’être souligné. Dans le cadre de l’université, ça n’a pas toujours été aussi évident. Il y a évidemment, partout, des mecs pour qui c’est rassurant une fille qui garde sa place de fille, qui pensent que t’es là pour décorer avec tes disques. Tant pis pour eux. Globalement, en matière de sexisme, je crois qu’il y a une différence majeure entre la faune devant et derrière les platines. J’ai beau me creuser les méninges, je ne me souviens pas qu’un collègue dj ne m’ait pas traité d’égal à égal.
Et pourtant, c’est pas que les horizons ne soient pas variés, c’est toujours intéressant de demander à un dj quel est son «vrai métier»: ferblantier, prof de sport, graphiste, comptable, artiste, assistante de direction, infirmière pour mes collègues récents.

Le public est plus nombreux et surtout le rapport au public pose la délicate question du rapport au plaisir. C’est ça l’enjeu d’un bon dj set, on interfère dans leur rapport au plaisir. Aller danser, dans le cadre de la fête disons «contemporaine-électronique» telle que je la pratique, c’est partir en quête de plaisir, prétexter la perte de maîtrise de soi, s’abandonner. La pratique des musiques électroniques est une culture de la transe jouissive.

Le djing a ses codes. Les codes du djing sont les règles d’accession au plaisir par la musique et par le corps. L’accession au plaisir est possible sur la base d’une relation de confiance qui s’établit ou non avec un dj qui nous fait danser ou pas. Comme dans toute autre situation de la vie, le plaisir est un moment fragile, aléatoire. Un morceau mal placé ou mal mixé déconcentre le danseur et rompt la relation.

Confier sa soirée à une fille dj demande une bonne dose d’ouverture d’esprit, je m’en rends compte avec le recul. Car même si «la révolution féministe a bien eu lieu», rare sont les situations dans lesquelles la dynamique du plaisir dépasse les constructions de genre. Danser sur la musique d’une fille dj, c’est faire confiance à une fille qui maîtrise les règles d’accession au plaisir, entrer dans un échange actif de plaisir, accepter donc qu’elle aime ça, le plaisir, au même titre qu’un garçon, qu’elle en prend, qu’elle en donne.

«C’est à la fontaine (tala) que le premier homme rencontra la première femme. Elle était en train de puiser l’eau lorsque l’homme, arrogant, s’approcha d’elle et demanda à boire. Mais elle était la première arrivée et avait soif, elle aussi. Mécontent, l’homme la bouscula. Elle fit un faux pas et se retrouva par terre. Alors l’homme vit les cuisses de la femme qui étaient différentes des siennes. Il resta frappé de stupeur. La femme, plus rusée, lui enseigna beaucoup de choses. «Couche-toi, dit-elle, je te dirai à quoi servent tes organes.» Il s’allongea par terre; elle caressa son pénis qui devint deux fois plus grand et se coucha sur lui. L’homme éprouva un grand plaisir. Il suivait la femme partout pour refaire la même chose, car elle savait plus de choses que lui, allumer le feu, etc. Un jour, l’homme dit à la femme: «Je veux aussi te montrer; je sais faire des choses. Allonge-toi et je me coucherai sur toi.» La femme se coucha par terre et l’homme se mit sur elle. Il ressentit le même plaisir et dit alors à la femme: «A la fontaine, c’est toi, à la maison, c’est moi.» Dans l’esprit de l’homme, ce sont toujours les derniers propos qui comptent et depuis les hommes aiment toujours monter sur les femmes. C’est ainsi qu’ils sont devenus les premiers et ce sont eux qui doivent gouverner!» Mythologie kabyle rapportée par Pierre Bourdieu, in La domination masculine, Seuil, 1998.

Autrement dit, avant de passer par la case poêle à frire, centrale vapeur, vacances en famille, l’échange de plaisir semblait relativement ludique. Avant de tomber sous le coup de schémas sociaux aussi aliénants pour les filles que pour les garçons. L’histoire de la première femme et du premier homme de Kabylie pose malgré tout plus de questions que la version de par chez nous, l’histoire d’Adam et Eve. Voilà qu’en prenant le pouvoir sur la «sexualité de culture», comme l’appelle Bourdieu, les hommes se sont astreint à gouverner, ce qui contrairement aux idées reçues, ne présente vraiment pas que des avantages. Le rapport dessus/dessous (actif/passif) grossit les traits d’une relation au plaisir soumise aux obligations domestiques (sexualité à la maison), «à la hiérarchie fondamentale de l’ordre social». Mais le mythe laisse surtout aux femmes la «sexualité de nature» (sexualité à la fontaine), celle qui n’est astreinte qu’aux règles délicieusement perverses du plaisir en soi (genre par hasard, oh! je suis tombée à la renverse!!), qui fonctionne sans autre hiérarchie que le «savoir comment donner/trouver le plaisir». Soit mythologiquement du moins, cette forme d’accession au plaisir a toujours existé quelque part.

Je ne suis pas en train d’essayer de dessiner les contours d’une sexualité post-moderne par la pratique intensive de la musique techno. Rassurez-vous. Je ne prétend pas non plus que ma pratique du djing a fait de moi l’humain transgenre épanoui du XIXème. J’ai juste conscience que mon activité de dj m’a rendue active physiquement et intellectuellement dans la démarche d’accession au plaisir en général sans m’opposer aux garçons mais en mutualisant le plaisir entre êtres humains consentants.

Je veux dire qu’il n’a jamais été question d’acquérir plus de pouvoir ou d’autorité ou même d’argent en étant dj. Ça c’est la figure du dj MTV. Si on est même pas sûre que ce soit ce qu’il y a de mieux pour les hommes, le pouvoir, l’autorité, l’argent, pourquoi l’exiger pour les femmes!? J’appelle ça le féminisme Elle Magazine: regardez comme elle est trop forte, elle est cheffe d’entreprise!et elle se bat pour avoir le même salaire que ses collègues masculins! Bull shit.
Je n’ai pas façonné cette relation seule non plus. Les garçons avec qui je mixe (à commencer par mon amoureux) et ceux qui viennent danser quand je mixe laissent explicitement la place à cet échange de plaisir. Parce qu’ils aiment prendre leur pied en compagnie d’autres filles et d’autres garçons, ce qui est déjà franchement pas mal. Parce qu’ils ne peuvent et ne veulent pas tout savoir sur le plaisir d’une fille. Parce qu’ils se sont libérés des hiérarchies du plaisir. Et du coup ils ont bien envie que les filles racontent leur plaisir jusqu’au matin par la danse.
Et le reste.