MALIK MUCK 17.11.2007
Ce texte m’a été commandé pour accompagner l’exposition de Malik et Muck au Sally’s Saloon, une galerie salon genevoise. Je remercie Dunja Stanic pour son invitation et l’organisation de cet exposition incroyable.
En 1938, le désormais célèbre professeur suisse Albert Hoffman découvre dans son laboratoire de Bâle, après plusieurs années de recherche sur la synthèses des plantes, la combinaison du LSD. Une des composantes majeures du LSD est l’alkaloïde de l’Ergot, un champignon qui affecte les céréales en général et le blé en particulier. Ce n’est qu’en 1943 et accidentellement que le Professeur Hoffman devient le premier consommateur de LSD de l’histoire en se léchant le bout des doigts. Il décrit le LSD comme «une médecine de l’âme» et bien qu’il considère le LSD comme «dangereux dans de mauvaises mains», il ne cesse de militer depuis son invention contre son interdiction légale et sa diabolisation par les autorités publiques. En 2006, à l’occasion de son 100ème anniversaire, Hoffman a été le centre d’attention d’un symposium international à l’occasion duquel il a déclaré : «Je crois que dans l’évolution humaine, il n’a jamais été aussi nécessaire d’avoir une substance comme le LSD. C’est juste un outil qui nous fait devenir ce que nous sommes supposées être».
Avant Hoffman, le cycle de l’Ergot est étudié depuis le début du 17ème siècle. Mais l’Ergot a déjà été reconnu comme la cause d’épidémies majeures, aussi bien humaines qu’animales depuis des centaines d’années. Au moyen-âge, l’empoisonnement par ingestion de pain de seigle produit à base de grains de seigle infectés était très courante. L’agitation frénétique des malades ayant consommé accidentellement de l’Ergot de seigle, a pris le nom populaire de danse de Saint Guy (Dancing Mania en anglais). La danse de Saint Guy est vite associée à des phénomènes démoniaques très mal vus. On lui a par exemple attribué la fondation du groupe des sorcières de Salem, sans jamais que cela ne soit prouvé.
Saint Vitus est le saint patron de Prague, des chiens, des animaux domestiques, des jeunes, des danseurs, des forgerons, des acteurs, des comédiens et des saltimbanques en général. On l’invoque contre l’épilepsie, la foudre et la tempête, l’empoisonnement par morsure de chien ou de serpent, l’insomnie et la danse de Saint Guy.
Paradoxalement, Saint Guy, ou Saint Vitus en latin, est à la fois le saint patron de certains «maux» et de leurs «victimes». Par exemple, il protège les danseurs et les jeunes gens, mais on l’invoque pour soigner l’insomnie. Il est le Saint des animaux de compagnie, mais il protège des morsures de chien et de serpent.
C’est l’intérêt de la sagesse populaire. Avant d’être remâchée par la machine à dissocier le bien du mal qu’est l’église — catholique en particulier. Danser n’est pas « bien » ou «mal». Danser est une pratique beaucoup trop répandue pour qu’on se demande si c’est bien ou mal. On a besoin d’un Saint qui protège les danseurs car certains se perdent dans la danse, et oublient d’arrêter de danser. Le seul danger étant d’abuser du plaisir. Saint Vitus est un peu, dans une vision très classique du Saint disons, un Saint au rabais. Ou un Saint pour ceux qui ne méritent pas des Saints de haut standing: les jeunes, les saltimbanques, les chiens. La pensée populaire offre le raffinement de considérer qu’il y a un peu de bien partout, et un peu de mal aussi. C’est comme ça. Muck a retrouvé des témoignages d’épidémies de la danse de Saint Guy offrant des scènes de danse collectives sur des centaines de kilomètres, à travers l’Europe, jusqu’à la mort des danseurs. C’est aussi terrifiant que fascinant.
Le travail artistique de Muck a existé bien avant qu’il ne connaisse l’existence de Saint Vitus. Il se nourrit et mélange des morceaux visuels de culture populaire sans ménagement historique: les soldats de plombs de l’enfance, les films de cow boy, les senettes de la vie paysanne, l’imagerie quotidienne du moyen-âge, les flyers de soirée techno. Saint Vitus s’est imposé au fil des recherches d’images collectionnées dans des magazines gratuits ou récupérés. Sans vouloir enlever aucune poésie à la démarche artistique, Muck a découvert Saint Vitus dans la brochure des Editions Atlas offerte par le marchand de journaux avec un dvd de la série X-Files. Dans l’épisode d’X-Files en question, il est question d’une maladie bizarre qui fait trembler et danser les malades. Saint Vitus syncrétise le pouvoir populaire de la culture techno: le culte collectif du plaisir, de la danse, sa fragilité, ses dangers. Il est le Saint de la foudre, de la tempête et des forgerons qui tapent la rythmique techno, des chiens errants qui peuplent les technivals. Il est, de manière plus qu’évidente, une bien belle bannière musicale. Une bannière sans considération pour les chapelles d’ailleurs, puisque si vous tentez l’exercice de taper «Saint Vitus» sur Google, vous n’y trouverez que des liens de groupes de metal.
D’ailleurs, les dessins de Muck sont des fausses gravures. Il fait d’un médium simple et bon marché (la gravure demande une logistique lourde, coûteuse et la manipulation de produits toxiques) un exercice de haute précision, de patience, lui donne un aspect précieux. Les dessins se construisent sur des rapports de force simples: la puissance, la peur, le grandiloquent. Les éléments puissants sont toujours puissants (la nature), la peur prend des formes de catastrophe, les châteaux ont des airs de plus-grands-châteaux-du-monde. Comme dans l’imagerie populaire. Mais la récupération ne s’affirme pas, elle est fondue dans une esthétique lisse de pattes de mouches. Le dessin a valeur d’illustration dans le travail de Muck. Il n’existerait pas sans la musique de Saint Vitus Records, le label qui n’a sorti aucun disque et qui se promet bien sur d’en sortir prochainement. Il y a beaucoup de musique derrière les dessins de Muck, des heures d’écoute et des piles de disques. C’est drôle un label sans musique. Si Saint Vitus Records produit des disques, ce sera l’évidence. Mais l’exercice est tout aussi réussi sans disques après tout. Ou plutôt avant tout. Saint Vitus est le label des dessins que la musique lui a soufflé.